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L’économie patrimoniale comme mise en œuvre matérielle et sémantique au sein de l’atelier médiéval : le cas des remplois de la Grande châsse de saint Maurice

L’économie patrimoniale comme mise en œuvre matérielle et sémantique au sein de l’atelier médiéval : le cas des remplois de la Grande châsse de saint Maurice

Le texte qui suit est le résumé de la communication prononcée le vendredi 5 octobre 2018 au MuCEM de Marseille, à l’occasion du colloque « Atelier(s) d’artiste(s). Lieux et processus de production. Matériaux pauvres – Matériaux nobles », organisé par le Sfiic en partenariat avec le CICRP, le MUCEM et le Musée de la Musique.

Prof. Dr. Pierre Alain Mariaux (Institut d’histoire de l’art et de muséologie, Université de Neuchâtel), Romain Jeanneret (Atelier de restauration de l’Abbaye de Saint-Maurice d’Agaune) et Denise Witschard (Atelier de restauration de l’Abbaye de Saint-Maurice d’Agaune)

 

Introduction

La Grande châsse de saint Maurice (fig.1), réalisée à la fin du premier quart du XIIIe siècle, toujours conservée dans le trésor de l’abbaye éponyme, est l’un des reliquaires les plus importants pour la communauté canoniale de Saint-Maurice d’Agaune (Valais, Suisse), puisqu’il contient les reliques du saint patron.

Fig.1 : Vue de ¾ de la Grande châsse de saint Maurice (avant restauration)

Portée en procession chaque année à l’occasion de la fête patronale (22 septembre), la châsse reliquaire a subi plusieurs outrages au cours de son existence. Son état de conservation actuel a motivé une intervention de restauration complète, consistant en la mise à nu du reliquaire par la dépose de l’ensemble des plaques d’argent repoussé, parfois doré, clouées sur le coffre en bois, avant complet nettoyage et consolidation. C’est ainsi que depuis janvier 2017, une équipe pluridisciplinaire, composée de deux conservateurs-restaurateurs, de trois historien(ne)s de l’art, d’un historien, d’un historien du bois médiéval, d’un orfèvre et d’un liturgiste, accompagne l’étude et la conservation-restauration du reliquaire, dont on soupçonne depuis longtemps qu’il résulte d’une construction chaotique, fruit de plusieurs interventions successives a priori échelonnées du XIIIe au XVIIe siècle. A mi-chemin de la recherche, cet article présente, à partir du donné matériel (lectures des traces, indices d’assemblage, etc.), le contexte et les modalités de création au sein d’un atelier d’orfèvrerie médiéval.

Une vie avant la châsse

Nous savons, grâce à deux documents datés de 1150, conservés aux archives de l’Abbaye de Saint-Maurice, que le comte de Savoie Amédée III emprunte, en 1147, un antependium pour financer sa participation à la deuxième croisade. A sa mort un an plus tard, son successeur Humbert III ne peut rendre la table empruntée et remet à l’abbaye, en compensation, cent marcs d’argent et deux marcs d’or en plusieurs versements échelonnés de 1150 à 1154, pour refaire cet ornement. Le remboursement d’Humbert constitue un apport de métal précieux qui, même s’il n’efface pas la dette originale du comte de Savoie, est destiné, au plus tard dès 1154, à la fabrication d’un parement d’autel censé remplacer à l’identique la table originelle, et peut-être aussi à la confection des deux reliquaires, le chef de saint Candide et le bras de saint Bernard. On a proposé plusieurs reconstitutions possibles de cet ornement d’autel façonné à l’identique du premier, sur un ou deux registres, mais la composition la plus vraisemblable devait présenter un Christ en majesté accompagné de deux anges, encadré du tétramorphe et du collège apostolique au complet, copiant qui puis est la table d’or originale (fig.2). Plusieurs auteurs pensent retrouver les fragments de ce second ornement d’autel, remontés en forme de châsse, dans la Grande châsse de saint Maurice. Les avis divergent quant à la date de ce remontage : la tradition locale a retenu le 17e siècle, alors que nos indices plaident en faveur d’un remontage contemporain ou de peu postérieur à la révélation de 1225.

Fig.2 : Reconstitution de l’antependium originel proposé par Daniel Thurre

Une histoire de style

Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute que la Grande châsse de saint Maurice est constituée du remploi de plusieurs objets, en témoignent l’hétérogénéité des reliefs et l’assemblage de divers éléments de différentes époques. La majorité des reliefs qui proviennent de l’antependium – comme le Christ (fig.3), le collège apostolique et les médaillons de la Genèse – sont de style roman et datés au XIIe siècle. Le relief représentant la sainte Vierge est de style gothique (fig.4) et proviendrait d’un objet non identifié datant du premier quart du XIIIe siècle; les plaquettes niellées et gravées sur lesquels court une inscription, à la base de la face des anges comme au pignon de la Vierge , datent du milieu du XIIe siècle ; les gemmes montées sur un réseau d’arcatures elles-mêmes fixées sur une petite plaquette d’argent bordée par un filigrane semblent dater du XIe siècle. Tous les ornements datés par leur style sont donc contemporains ou antérieur au premier quart du XIIIe siècle. Si la châsse avait été montée au XVIIe siècle, on pourrait s’attendre à trouver des éléments plus récents, ce qui ne semble pas être le cas ici. Autre constatation, le fait que les ornements et plaques ont été remployés et non pas recyclés nous renseigne sur le contexte de fabrication et les limites techniques et/ou financière qui avaient cours au moment de l’assemblage de ce reliquaire.

Fig.3 : Vue du pignon roman du Christ                       

Fig.4. : Vue du pignon gothique de la sainte Vierge

 

Démontage et remploi

Si la nature hétérogène de la Grande châsse était connue, ce n’est que par la dépose complète de son épiderme que sa pleine complexité a pu être révélée. En effet, on ne dénombre pas moins de 2000 clous et plus de 300 pièces d’ornements différentes, organisées de sorte à créer un ensemble cohérent. Le deuxième motif d’interrogation concerne la grande économie de matière, en témoigne le remploi systématique et les découpes au plus près des reliefs comme on peut le voir clairement pour les deux pignons, ici en cours de démontage. (fig.5 et 6).

Fig.5: Vue du pignon du Chris pendant le démontage

Fig.6: Vue du pignon de la sainte Vierge pendant le démontage

L’observation de tous ces éléments ornementaux nous fait penser qu’aucun élément n’a été créé ad hoc pour habiller la Grande châsse. La totalité des plaquettes, reliefs, gemmes ou autres petites tôles de comblement proviennent de remplois d’un nombre d’objets originels plus important qu’imaginé jusqu’ici. Quantité de plaques ne présentant à première vue aucun décor, semblent avoir été retravaillées sans recuit pour en aplatir les reliefs. Elles apparaissent aujourd’hui particulièrement accidentées. Certaines plaquettes dorées portent encore ici et là des vestiges de décor de rinceaux et de lettres faisant penser à ce que l’on observe sur les reliefs des rampants et son cycle de la Genèse.

Ces pièces de remploi ne font pas que recouvrir l’âme en bois, elles ont imposé ses proportions et sa géométrie peu commune. L’artisan – qu’il soit orfèvre ou non – dispose d’un nombre fini d’éléments provenant d’objets antérieurs. Il doit alors constituer un nouvel objet complet et cohérent. Les grands reliefs des apôtres et des archanges imposent le module des grandes faces, tandis quel le relief de la Vierge (ici plus grande que le Christ) nécessite d’aménager des pignons suffisamment en hauteur pour pouvoir l’accueillir. Le profil du toit se dessine par la hauteur des plaques de la Genèse qui ont dû être découpées et légèrement superposées pour pouvoir s’intégrer dans la longueur. Les différents étages du toit et les moulures de toutes les faces permettent d’accueillir toutes les plaquettes niellées ou ornées de gemmes récupérées sur des reliures de livres précieux ou d’autres objets non identifiés.

Des sceaux, une porte et des reliques

Sur la plaque de fond de la châsse, on observe une petite ouverture entourée de trois types de sceaux, de restes de toile et de papier de scellement. Les deux sceaux les plus anciens appartiennent à Jean-Jodoc Quartéry (1608-1669), abbé de St-Maurice, et Adrien IV de Riedmatten (1613-1672), évêque de Sion, et attestent de l’ouverture de la châsse le 17 juin 1667. Cet épisode est relaté par l’abbé Quartéry dans un compte-rendu décrivant la découverte de deux documents, un parchemin et une feuille, qui sont toujours conservés aux archives abbatiales : le premier est une étiquette identifiant les reliques de saint Maurice, dans une textualis gothique à l’encre rouge datée du XIIIe siècle; la seconde est un compte-rendu succinct du partage du corps du saint avec le duc de Savoie. Ce dernier document, daté du 22 juillet 1599, rappelle en effet l’événement de la division des reliques du saint patron, intervenu neuf ans plus tôt, et explicite le retour des reliques du saint dans la Grande châsse par Adrien II de Riedmatten, abbé commendataire de Saint-Maurice (1587-1604). Ces documents ne permettent pas de trancher quant à la localisation des reliques du saint avant le partage controversé : se trouvaient-elles dans la châsse dite de Nantelme, reliquaire daté de 1225 et réalisé à la demande de l’abbé Nantelme si l’on se fie à une longue inscription fixée sur son faîte ? Etaient-elles au contraire de tout temps déposées dans la Grande châsse ? Sur la base de ces informations, il est impossible de répondre à la question ; en revanche, cet élément apporte une preuve indirecte de l’existence de la Grande châsse de saint Maurice au moins dès la fin du XVIe siècle. Comme on l’a déjà expliqué plus haut, la tradition considérait la trappe et les sceaux du XVIIe siècle comme contemporains de la construction de la Grande châsse, il est démontré ici qu’elle est plus ancienne.

Fig.7 : Vue de la plaque de fond de la Grande châsse, avec détails légendés des sceaux de la visite de 1667

La dépose de la totalité des reliefs permet aussi d’étudier l’assemblage du coffre en bois. Celui-ci a été fabriqué en deux parties indépendantes : la caisse et le toit. Chacune des parties a ensuite été ornée des différents reliefs et gemmes remployés. Les reliques sont alors déposées dans le coffre, le toit positionné, puis condamné par les deux longs clous en fer. Quelques éléments sont encore placés à cheval sur l’interface entre la caisse et le toit pour terminer le reliquaire. La Grande châsse de saint Maurice a donc été pensée et assemblée de sorte à ne pas être visitée.

Fig.8 : Vue d’une face latérale de l’âme en bois

 

Fig.9 : Illustration du système de fermeture du reliquaire

Les cernes de l’âge

Comme on l’a vu, l’étude des archives et l’étude stylistique ne permet pas de résoudre la question de la période d’origine de la Grande châsse. La restauration du reliquaire offre une occasion unique, puisqu’elle donne, pour la première fois, un accès complet à l’âme en bois. Dès lors, la datation du bois par une étude dendrochronologique couplée à des analyses de C14 apparait pertinente et justifiée. Ces travaux ont été menés en collaboration avec le Laboratoire Romand de Dendrochronologie et l’ETH de Zurich.

Le premier constat de cette étude, montre l’utilisation de deux mélèzes distincts pour la fabrication du coffre et d’un chêne pour le faîte du toit. Ensuite, tant l’étude dendrochronologique que les résultats d’analyse du C14 indiquent que les trois arbres sont très proches, voire même contemporains. Il semble donc que les bois utilisés pour la Grande châsse font partie d’une seule et même phase de construction. Nous n’avons probablement pas affaire à des planches réemployées ni à des rénovations. La synthèse des trois fourchettes de datations obtenus sur les différents arbres situe leur abatage entre les années 1179 et 1254[1]. Si elle ne peut le confirmer, ce résultat renforce malgré tout l’hypothèse selon laquelle la Grande châsse a été constitué au premier quart du XIIIe siècle.

Faire parler la matière

Si l’époque d’origine des grands reliefs (Apôtres, Christ, sainte Vierge, etc.) est connue par l’étude stylistique, il n’est pas possible d’identifier les nombreuses plaques d’ornements peu ou pas décorées par les mêmes méthodes. Pour tenter de recomposer au mieux le dispositif d’origine et comprendre la provenance de ces plaques, il est nécessaire de les analyser plus en profondeur. Il existe évidemment un nombre conséquent d’analyse avec ou sans prélèvement, destructive/non-destructive, quantitative ou qualitative et il convient de peser les avantages et inconvénients de chacune. En nous basant sur les des travaux précédents (Grande châsse de Sion et Châsse de saint Sigismond et de ses Enfants), la capacité de l’équipe à exploiter pleinement les résultats et leur accessibilité technique et financière, nous avons opté prioritairement pour deux techniques : Spectrométrie de fluorescence des rayons X et Etude des rapports isotopiques du plomb.

  1. La spectrométrie de fluorescence des rayons X portable (Niton™ XL3t GOLDD+ XRF Analyzer) permet une étude comparative des éléments d’alliage des plaques d’argent. Cette technique non-destructive ne nécessite aucun prélèvement. Elle permet une analyse élémentaire semi-quantitative (approximation de la teneur de chaque élément). Il est aussi relativement aisé de l’étendre à l’intégralité des tôles pour réaliser une étude comparative avec l’objectif de classifier les alliages en fonction de leur pourcentage de cuivre, d’or et de plomb – typique des alliages d’argent médiévaux (Schweizer, 2008). Le pourcentage de cuivre peut-être déterminant, car il est ajouté à l’alliage d’argent pour en augmenter la dureté et en diminuer le coût. L’or, quant à lui, est présent naturellement dans le minerai d’argent et l’analyse d’une teneur remarquable peut être le marqueur d’un recyclage (refonte d’argent doré ou partiellement doré). Quant au plomb, il est évidemment présent puisque l’argent est extrait initialement de la galène, un minerai de sulfure plomb contenant de l’argent. Certains aspects inhérents aux alliages d’argent comme le ternissement et l’enrichissement de surface ont ici une influence négligeable pour caractériser les alliages. Dans le cadre de cet article, seul le pourcentage de cuivre est pris en compte pour étayer le propos.

Les reliefs des apôtres et des archanges présentent un pourcentage de cuivre très faible variant entre 0,8 et 1,1%, le relief du Christ est mesuré autour de 1,1 % et les plaques des rampants du toit présentent des taux variant entre 1,4 et 1,6%. Même si les différences sont faibles au regard de la technique utilisée, on remarque une grande régularité lorsque l’on multiplie les mesures sur un même relief. Ces résultats sont intéressant, puisque cela tend à démontrer la maitrise métallurgique des ateliers de l’époque. En effet, un relief avec plus de volume sera plus facile à travailler au repoussé et au martelage s’il contient moins de cuivre. Les éléments provenant de l’Antependium du XIIe siècle sont très proches dans leur composition et les différences mesurées correspondent aux besoins techniques de mise en forme. Le relief de la Vierge contient un pourcentage de cuivre légèrement supérieur à 2,5%, tout comme le relief de l’aigle et deux petites plaques ornées d’un ange, qui sont aussi de style gothique. Il est pertinent de penser que ces reliefs constituaient un seul et même ensemble. Si certaines plaquettes sont constituées dans un alliage très proche de ceux des grands reliefs – et pourraient y être rattachées – on mesure quantité d’éléments de décor dont les pourcentages en cuivre varient entre 4 et 8% sans constituer de groupe remarquable. Ces mesures renforcent le sentiment que ces plaques sont remployées et non recyclées.

  1. L’étude basée sur les rapports isotopiques du plomb présent dans les alliages d’argent, permet de mettre en lien la plaque considérée avec des gisements ou des groupes de gisement de minerai. L’objectif est alors de retrouver l’origine géologique de l’alliage d’argent qu’il soit unique ou complexe en cas de mélange de minerais ou de recyclage (Guénette-Beck et Serneels, 2010). Cette technique nécessite le prélèvement et la destruction de quelques milligrammes de matière et ne peut évidemment être effectuée sur la face visible des décors. Profitant de la dépose des décors et du grand potentiel de recherche de cette technique, nous avons décidé d’effectuer 40 prélèvements couvrant les différentes catégories de plaques d’argent (style, techniques de mise en œuvre, etc.). Cette technique a également été mise en œuvre sur deux autres châsses reliquaires valaisannes de la même période, ce qui nous offre une base comparative très intéressante.

À l’heure de la rédaction de ce résumé, les analyses isotopiques ont été effectuées mais les résultats n’ont pas encore été étudiés. Il est prévu de les présenter dans la version finale du présent article.

Conclusion

Dans notre exemple, ce qui semble déterminant est l’économie des moyens mis en œuvre, privilégiant le mélange de matériaux « pauvres » et de matériaux « nobles », d’éléments « neufs » et « anciens ». Dans l’état actuel de nos recherches, nous pouvons établir que les orfèvres médiévaux actifs au sein de l’atelier de l’abbaye de Saint-Maurice ont développé une stratégie réfléchie qui fait du remploi, à la fois, un puissant moteur de création originale et un vecteur de transmission mémorielle. En effet, l’objet étudié est construit sur la base d’au moins trois objets antérieurs, démantelés, adaptés et réassemblés sur un nouveau dispositif (âme en bois) ; cette opération entraîne des modifications non seulement matérielles, mais également sémantiques. Notre communication se propose de présenter la méthodologie que nous avons suivie pour l’étude, afin d’expliciter les conditions de création originale au Moyen âge et ses effets sur la conservation-restauration d’aujourd’hui.

 

[1] Jean-Pierre HURNI et Bertrand YERLY “Réf. LRD18/R7592”, 2018.

Les sceaux de la Grande châsse de saint Maurice, remarques préliminaires

Les sceaux de la Grande châsse de saint Maurice, remarques préliminaires

Pierre Alain Mariaux

Le 17 juin 1668, sollicité par l’évêque de Sion Adrien IV de Riedmatten (1646-1672), Jean-Jodoc de Quartéry, abbé de Saint-Maurice (1657-1669), procède en sa présence à l’ouverture de la Grande châsse de saint Maurice (ill. 1). L’abbé en donne un bref compte-rendu dans sa Vita sancti Mauricii et sociorum milites Thaeb[eorum] […], manuscrit autographe conservé aux archives abbatiales[1]. Dans cette compilation d’actes divers intéressant l’histoire de l’abbaye, l’abbé mentionne « des événements significatifs ou marquants survenus entre 1628 et 1669 »[2], au sein desquels cette visite des reliques occupe une place singulière. Dans un court paragraphe (ill. 2), il cerne la visite : « […] aperimus arcam reliquiarum sancti Mauritii in qua in membrana erat scriptum rubricis litteris : Hic est corpus sancti Mauritii Ducis et Martyris. Item reperta est scheda divisionis corporis sancti Mauritii cum duce Sabaudiae. » A l’intérieur de la châsse, l’abbé découvre ainsi deux documents, un parchemin et une feuille, qui sont toujours conservés aux archives abbatiales : le premier est une étiquette identifiant les reliques de saint Maurice, dans une textualis gothique à l’encre rouge datée du XIIIe siècle (ill. 3)[3] ; la seconde est un compte-rendu succinct du partage du corps du saint avec le duc de Savoie (ill. 4)[4].

Ce dernier document, daté du 22 juillet 1599, rappelle en effet l’événement de la division des reliques du saint patron, intervenu neuf ans plus tôt, et explicite le retour des reliques du saint dans la Grande châsse par Adrien II de Riedmatten, abbé commendataire de Saint-Maurice (1587-1604), en présence de Gaspard Quartéry, banneret général (1582-1592) puis châtelain de la ville de Saint-Maurice de 1592 à 1599, et d’un certain Etienne de Riedmatten, dont la fonction n’est pas précisée. Ces documents ne permettent pas de trancher quant à la localisation des reliques du saint avant le partage controversé : se trouvaient-elles dans la châsse dite de Nantelme, reliquaire daté de 1225 et réalisé à la demande de l’abbé Nantelme si l’on se fie à une longue inscription fixée sur son faîte[5] ? Etaient-elles au contraire de tout temps déposées dans la Grande châsse ? Sur la base de ces informations, il est impossible de répondre à la question ; en revanche, cet élément apporte une preuve indirecte de l’existence de la Grande châsse de saint Maurice au moins dès la fin du XVIe siècle.

Les trois protagonistes, ainsi continue le feuillet de 1599, « venerandam corporis Divi Mauritii capsam pienter occluserunt et devote obsignarunt », fermèrent pieusement la châsse vénérée du divin corps de Maurice et la scellèrent dévotement. Le feuillet précise de même, mais sans trop entrer dans le détail, le nombre d’ossements replacés dans le reliquaire : trente grands ossements et septante plus petits (« ossalium majorum triginta et minutiarum ad septuaginta recondita fuerunt »). Ce détail comptable est très précieux, car Jean-Jodoc Quartéry, qui lit sans aucun doute le feuillet d’Adrien II qu’il découvre en 1668, peut ainsi vérifier que le contenu de la châsse n’a pas évolué depuis la fin du XVIe siècle. Dans son propre compte-rendu de visite, il mentionne en effet la présence des trente ossements de grande taille, mais d’une centaine d’os plus petits et de fragments (« ossia maiora reperta sunt 30 et minutiora seu fragmenta 100 […] »), parmi lesquels trois beaux fragments de crâne bien plus épais de couleur chair, deux radius, un tibia, deux côtes, les morceaux de deux vertèbres et deux autres plus grands d’un second tibia. Quant aux fragments les plus ténus, sous forme de cendres ou réduits en poudre, l’abbé les rassemble dans une pyxide d’argent dont il précise qu’il l’avait donnée lui-même à cette fin précise (« Ultra hæc, posuimus cineres seu pulveres in pixide argentea, quam ego, abbas Quarteri, in hunc finem donavi. »). La pyxide d’argent a été retrouvée dans la Grande châsse de saint Maurice lors de son ouverture, le 12 avril 2017, par Monseigneur Jean Scarcella (ill. 5)[6].

La visite du 17 juin 1668 a fait l’objet d’un compte-rendu plus circonstancié de Christian Ritteler, chanoine de Sion et protonotaire apostolique, également présent ce jour-là. Les archives abbatiales en conservent une copie, rédigée de la main du chanoine Hilaire Charles vers 1750-1770 (ill. 6)[7]. Le chanoine sédunois relève également la présence des deux documents écrits, précise que le second est « scripta manu propria reverendissimi quondam Adriani de Riedmatten, abbatis commendatarii Agauni », et détaille en les identifiant les reliques contenues dans un sachet de soie verte tissée au fil d’or. Le nombre plus important de petits ossements l’interpelle également, car cela lui apparaît en contradiction avec ce qu’affirme le texte de 1599, qui en comptait septante. Il avance l’hypothèse selon laquelle ils se sont certainement brisés à cause des fréquentes secousses subies lors des processions (« […] haud dubie ex aliis confractis multiplicatæ, abinde ob commotionem frequentem capsæ solitæ aliquando deferri in processionibus etc. »). Ritteler précise que ladite châsse avait été, après la cession des reliques au duc de Savoie, de nouveau fermée (« praedicta capsa rursum clausa fuerit »). Outre les reliques corporelles, Ritteler mentionne des clous qu’il pense provenir du javelot ou de la cuirasse de saint Maurice (« vel ex hasta vel ex lorica sancti Mauritii »), dont une partie est toujours conservée[8]. Enfin, le tout est remis dans la Grande châsse : « omnes et singulæ in prædictam capsam et loculum repositæ et inclusæ rursum fuerunt, cum adiecta scheda rite subsignata fidem de his omnibus faciente. »

La visite de 1668 a laissé d’autres traces lisibles sur la Grande châsse de saint Maurice elle-même. Suite à la fixation du reliquaire sur une plaque de métal pour en assurer une meilleure manipulation, la planche de fond n’était plus visible. En vue de sa restauration, les conservateurs-restaurateurs Denise Witschard et Romain Jeanneret ont dégagé cette planche, ce qui a permis d’accéder de nouveau à la trappe, et de révéler plusieurs indices supplémentaires et concordants (ill. 7).

Une ouverture de 7 x 14 centimètres environ a été pratiquée sur la plaque de fond, vraisemblablement au XVIe siècle ; l’événement s’est produit soit en vue de la prise des reliques du saint pour le compte du duc de Savoie à la Noël 1590, soit à l’occasion de leur retour en 1599, si on postule le replacement dans un autre reliquaire entre les deux opérations. Elle se présente aujourd’hui comme une petite porte, mais la charnière et la serrure sont assurément modernes : la date de 1924, gravée à la pointe sur la face interne de la charnière, correspond au jubilé célébrant le 1400e anniversaire de la mort de Sigismond à l’occasion duquel on célébra le retour des reliques du fondateur et de ses enfants dans la châsse dite de saint Sigismond et de ses enfants, qui en avaient été distraites depuis la Révolution française[9]. En y regardant de plus près, on se rendra compte, d’une part, que la trappe n’est pas d’une essence différente de celle du coffre, comme le soupçonnait Daniel Thurre[10], mais bien de mélèze : elle a tout simplement été retournée lors de sa transformation en porte, peut-être en 1924. D’autre part, l’observation nous amène à considérer la présence de traces de trois ouvertures et fermetures, trois visites, vraisemblablement antérieures aux célébrations de 1924, que nous nous efforcerons de situer dans le temps.

La première ouverture a dû conduire au découpage de la trappe dans la planche de fond, peut-être à l’occasion du partage des reliques de saint Maurice. Elle a été refermée au moyen d’une toile grossière (de lin ?), collée mais apparemment également clouée ; des traces de cette toile sont repérables autour de l’ouverture et sur la face interne de la trappe, preuve qu’elle a bien été retournée lors de son montage en porte au début du XXe siècle. Lors d’une deuxième visite, la trappe a été fermée au moyen d’un papier collé et scellé de plusieurs sceaux ; ce « pansement », comme le troisième d’ailleurs, ne subsiste que sous la forme de lambeaux de papier maintenus à la planche de fond par des fragments de sceaux cassés. A la suite de la troisième ouverture, on procède de la même manière, mais à l’aide d’un papier plus large que le précédent qu’il recouvre en partie. L’attention s’est évidemment portée sur les fragments de sceaux, afin de les identifier.

Les sceaux fragmentaires qui scellent la deuxième ouverture ont été aisément identifiés, comme étant ceux de l’abbé Jean-Jodoc Quartéry (ill. 8) et de l’évêque Adrien IV de Riedmatten (ill. 9), les deux protagonistes majeurs de la visite de reliques de 1668. Quant au troisième sceau fragmentaire aujourd’hui encore lisible, situé le plus à l’extérieur, il se repère en quelques endroits, recouvrant parfois l’un des deux sceaux précédents (ill. 10) ; ce sceau est sans aucun doute plus récent que les précédents. Il présente un cartouche baroque orné en chef d’un chapeau de cardinal, dont les glands pendants, au nombre de trois, descendent en symétrie de part et d’autre, libérant au centre un lion issant[11]. La présence du chapeau cardinalice en chef semble évoquer la fonction de protonotaire apostolique. Si deux protonotaires apostoliques sont présents en 1668 – le chanoine de Sion Christian Ritteler, auteur du compte-rendu de visite, et un certain Jean de Sepibus, docteur en droit, chanoine et curé de Sion, mort en 1669 –, il ne s’agit pas de leurs armoiries. De plus, comme l’une des empreintes de ce sceau, toujours muet, recouvre les précédents, on peut être assuré qu’une troisième ouverture de la Grande châsse est intervenue après la visite de 1668, que nous ne pouvons pas encore documenter.

 

 

[1] Archives de l’Abbaye de Saint-Maurice (désormais AASM), DIV 1/1/1 ; l’extrait se trouve à la p. 289.

[2] Marianne Besseyre, « Cinq inventaires anciens du trésor de l’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune (XVIe – XVIIIe siècles) : lecture critique », in L’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune 515 – 2015, 2 : Le Trésor, Gollion 2015, p. 56.

[3] Conservée aux archives sous la cote AASM, CHN 64/1/27 (voir Julia M. H. Smith, « Les reliques et leurs étiquettes », in L’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune 515 – 2015, 2 : Le Trésor, Gollion 2015,  p. 238).

[4] AASM, CHN 64/1/28. Sur le partage, voir Eugène Gross, « Aliénation d’une partie des reliques de saint Maurice », Echos de Saint-Maurice, 3 (1901), p. 453-460.

[5] Voir Daniel Thurre, « La châsse de l’abbé Nantelme du trésor de l’abbaye de Saint-Maurice », Annales valaisannes, 2e série, 62 (1987), p. 161-227, en particulier p. 178.

[6] L’objet, d’une hauteur totale de 5,7 cm, est en argent partiellement doré. Le flanc de l’objet est orné d’un mascaron en cuivre, formé d’une tête de lion tenant un anneau dans sa gueule, au milieu d’un cartouche ajouré sommé d’une petite pagode. Sur le fond de la boîte, bordés de deux cercles concentriques, se repèrent la marque crénelée d’un contrôle de titre, près de deux poinçons frappés : le premier, d’orfèvre, présente dans un cercle aplati les initiales TL, tandis que le second, de reconnaissance, reproduit une grappe de raisin dont on devine la tige.  La recherche spécifique pour identifier ces poinçons est en cours.

[7] AASM, CHA 64/1/13 (voir M. Besseyre, « Cinq inventaires… », p. 54-55).

[8] Dans son propre résumé, Jean-Jodoc Quartéry en compte quatre gros et quatre petits, dont on en a retrouvé que la moitié à l’ouverture du printemps 2017.

[9] Louis Poncet, « Les fêtes du 14e centenaire de Saint Sigismond », Echos de Saint-Maurice, 23 (1924), p. 38-42. Il est vraisemblable que ce fut le sort de toutes les châsses reliquaires conservées en l’abbaye, ce qui expliquerait que la date gravée sur la Grande châsse coïncide avec celle-ci.

[10] Daniel Thurre, L’atelier roman d’orfèvrerie de l’abbaye de Saint-Maurice, Sierre 1992, p. .

[11] Les glands pendants sous le chapeau semblent au nombre de trois (1 + 2) de chaque côté, ce qui correspond aux fonctions d’abbé et de protonotaire. Ce ne serait donc pas un sceau épiscopal, qui est à six glands pendants. L’identification des armes n’a pour l’instant pas abouti.

 

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