Paderborn s’expose à St-Maurice

Paderborn s’expose à St-Maurice

Statues reliquaires des saints Liboire et Kilian Inv. nos DS 69/DS 65

Musée diocésain de l’archevêché et trésor de la cathédrale, Paderborn

Article rédigé par Aurelia Valterio

Saint Liboire
Westphalie (?), vers 1310. Argent repoussé, gravé, partiellement doré ; émail, pierres fines, cristal de roche. H. 62,7 cm (avec socle). Inscription scs : liboryvs : eps. sur la bordure supérieure du socle. La crosse n’est pas d’origine.
Saint Kilian
Westphalie (Paderborn ?), vers 1360. Argent repoussé, gravé, partiellement doré ; émail, pierres fines. Socle : cuivre doré. H. 61,8 cm (avec socle).

Ces statuettes ont été prêtées au Trésor de Saint-Maurice en échange de deux reliquaires, le coffret de Teudéric et la bourse reliquaire carolingienne, tous deux visibles dès le 21 septembre à l’exposition Corvey und das Erbe der Antike – Kaiser, Klöster und Kulturtransfer im Mittelalter (musée diocésain de l’archevêché et trésor de la cathédrale, Paderborn, 21.09.2024-26.01.2025). Remarquables exemples de l’orfèvrerie gothique allemande, elles forment une paire représentant les patrons de la cathédrale et de l’archevêché de Paderborn : saint Liboire, évêque d’origine gauloise ayant vécu au IVe siècle, et saint Kilian, missionnaire irlandais dont on situe les hauts faits au cours du VIIe siècle.

Heurs et malheurs de saints en terres germaniques

Comme il se doit, saint Liboire est ici figuré pourvu des signes attestant de sa dignité épiscopale. La mitre coiffant son chef, la crosse à saillies dans sa main gauche et l’anneau sur sa main droite rappellent en effet, tout comme ses vêtements – aube, tunique fendue et chasuble à clochettes – sa fonction d’évêque du Mans durant la seconde moitié du IVe siècle. Grand propagateur de la foi chrétienne, Liboire est resté célèbre pour ses prédications zélées et son amitié avec saint Martin de Tours. On le connaît encore de nos jours en tant que guérisseur des maladies dites « de la pierre » : coliques néphrétiques, maladies biliaires et prostatiques. C’est d’ailleurs au pape Clément XI, délivré de l’un de ces maux par son intercession, que l’on doit l’introduction des fêtes de la Saint Liboire en date du 23 juillet. Liboire est également une figure emblématique de la ville de Paderborn (Westphalie). De fait, la cité acquiert les reliques du saint en 836 afin d’affermir la foi chrétienne dans cette région encore peu évangélisée. Quatre textes – le plus ancien est daté du XIIIe siècle – relatent cette translation obtenue par Badurad, deuxième évêque de Paderborn (815-862). Ils comportent à l’instar de nombreux récits médiévaux leur lot d’épisodes miraculeux : ainsi un paon serait-il venu se poser devant la délégation partie pour le Mans en signe de bénédiction divine. Pour cette raison, la châsse contenant le corps du saint serait ornée lors des célébrations d’un éventail en forme de roue de paon. Au-delà de la légende, la translation des reliques de Liboire a donné lieu à un partenariat durable entre les villes du Mans et de Paderborn. Les deux cités font aujourd’hui encore perdurer ce lien multiséculaire, à travers un pèlerinage annuel célébrant leur saint patron.

Un peu plus tardive, mais manifestement réalisée suivant celle de Liboire, la statue reliquaire de Kilian montre le saint revêtu des mêmes attributs épiscopaux – mitre, crosse et vêtements de dignitaire. Tout comme son binôme, Kilian est en effet un illustre prélat du haut Moyen Âge célébré dans les pays germaniques. La ressemblance entre les deux saints s’arrête toutefois sur ce point. Kilian (Cillian ou Cuinléan, suivant les différentes graphies du nom), en tant que prêtre missionnaire, a mené une vie bien différente de celle de l’évêque du Mans. Originaire d’Irlande, il aurait quitté son pays à destination de la Franconie et de la Thuringe avec onze compagnons. Les auteurs carolingiens Raban Maur et

Notker le Bègue relatent dans leurs martyrologues son principal coup d’éclat : la conversion d’un certain duc Gozbert, établi dans la ville de Wurtzbourg. Marié à la veuve de son propre frère, le duc avait contracté une union contraire aux canons. Le saint aurait alors exigé la cessation immédiate de ce mariage, provoquant l’ire de l’épouse qui le fit mettre à mort avec deux de ses compagnons. Quelques siècles plus tard, en 806, un saxon originaire de Wurtzbourg accède au siège épiscopal de Paderborn. Il élève Kilian au rang de patron de la cathédrale, commémorant de la sorte la tradition attachée à sa ville d’origine. Aujourd’hui, le saint est encore invoqué en tant que protecteur des moutons et patron des vignerons. L’usage s’est introduit dans certaines régions d’Allemagne de présenter un mystère lors de sa fête, en date du 8 juillet.

Questions de style : du gothique français aux formules westphaliennes

[Ill.1] Statue de saint Louis, 1e quart du XIVe siècle, église paroissiale Saint-Pierre-Saint-Paul, Mainneville.
(c) Ministère de la culture (France), médiathèque du patrimoine et de la photographie (objets mobiliers).

Les deux statues reliquaires, si elles sont effectivement proches au regard de leurs matériaux et de leurs dimensions, se différencient toutefois par leur style. Rudolf Verres a ainsi relevé que la forme et les ornements des vêtements ne concordent pas : la mitre de Kilian, en particulier, est dépourvue de rinceaux, tandis qu’elle montre aux côtés des armoiries de Paderborn un emblème non identifié. La facture de Liboire suggère en outre une datation plus précoce que celle de Kilian. L’attitude frontale et sévère du saint à l’allure juvénile, la gravité silencieuse qui se dégage de ses traits réguliers, le plissé sobre des vêtements et la posture du corps rappellent en effet les figures de trumeaux des cathédrales françaises du XIIIe siècle. Des rapprochements ont également été effectués avec des œuvres plus tardives, telle la statue en pied de saint Louis à Mainneville (1306-1315) [Ill. 1] ou le saint Eustache de Vergaville (1290-1320).

Ces éléments plaident pour un terminus ante quem autour de 1310, période à laquelle la vénération de Liboire connaît un net essor dans l’évêché de Paderborn. Ils suggèrent que l’œuvre est peut-être originaire de France, encore qu’il puisse tout aussi bien s’agir d’une production locale, les formes françaises s’étant largement exportées en Westphalie via Cologne et Trèves. Daté entre 1330 et 1380, un groupe de statuettes conservées à la cathédrale de Münster révèle ainsi le même type d’apport [Ill. 2]. La statue reliquaire de Kilian est quant à elle postérieure d’une cinquantaine d’années à celle de Liboire. Les comparaisons avec certaines œuvres contemporaines à Xanten et Legden montrent qu’elle émane de toute évidence d’un atelier westphalien. Peut-il s’agir de l’atelier de Paderborn, dont Hans Eickel mentionne qu’il aurait été actif au XIVe siècle ? Kilian conserve par ailleurs la relique (un fragment de son crâne, daté de la fin du VIIIe siècle) en son socle, et non derrière un imposant cristal de roche. Malgré ces différences, la taille et les matériaux dont il est fait suggèrent qu’il aurait été réalisé comme pendant de Liboire. L’ensemble a ainsi pour particularité de réunir en une seule paire la plus ancienne statue du gothique westphalien avec la plus récente.

[Ill. 2] Statues d’apôtres, retable du maître-autel de la cathédrale, vers 1350-1370, Münster (Rhénanie-du-Nord-Westphalie).
(c) Goldene Pracht. Mittelalterliche Schatzkunst in Westfalen, Katalog zur Austellung im LWL-Landesmuseum für Kunst und Kulturgeschichte u. Domkammer der Kathedralkirche St.-Paulus, Munich : Hirmer Verlag, 2012.

Entre Paderborn et Saint-Maurice, permanence des pratiques, proximité des croyances  

Indépendamment des interrogations propres à l’histoire de l’art, les effigies de Paderborn mettent en exergue les modalités d’une dévotion toute particulière : le culte des reliques. Celui-ci, s’il n’est pas propre au christianisme, ni même au Moyen Âge d’ailleurs – une forme de vénération similaire est rendue aux corps des héros dans la Grèce antique – prend toutefois durant cette période une ampleur sans précédent. Nicole Herrmann-Mascard rappelle à cet égard que dès le VIe siècle, la dédicace d’église ne se fait pratiquement plus sans le dépôt de reliques au sein de l’autel. L’élévation, le morcellement et la translation des corps saints, alors très réglementés, conduisent pourtant rapidement à certains abus. Les vols de reliques, par exemple, sont fréquents, car la possession de celles-ci justifie le pèlerinage, assurant de la sorte la prospérité des monastères. La présence de reliques vient aussi sanctionner la légende associée à une figure sainte. C’est le cas à Paderborn avec Liboire et Kilian, comme en bien d’autres lieux de pèlerinage encore : ainsi à Saint-Maurice les reliques des Thébains font-elles écho aux deux Passions – l’Anonyme et celle d’Eucher, datées respectivement des Ve et VIe siècles – tandis que les textes exaltent en retour l’irradiation des corps saints.

[Ill. 3] Bourse reliquaire carolingienne, fin VIIIe– début IXe siècle (France ? Reims ?), Trésor de l’Abbaye de Saint-Maurice d’Agaune (Valais).
(c) Jean-Yves Glassey & Michel Martinez

Pour abriter les précieux restes, on réalise dès le haut Moyen Âge toutes sortes de reliquaires. Leurs formes reflètent aussi bien les tendances en matière de style (la période est loin d’être insensible aux effets de mode !) que les préoccupations religieuses. Les historiens de l’art ont observé un développement relativement linéaire de ces objets. Grosso modo, les premiers siècles du Moyen Âge privilégient les reliquaires « fermés » (en particulier les bourses reliquaires, à l’image de la bourse carolingienne prêtée à Paderborn [Ill. 3]), avant de laisser place vers l’an mil aux statues reliquaires et aux reliquaires « parlants » (dont la forme évoque la relique contenue). Entre la fin de la période romane et l’âge gothique, l’aspect des reliquaires devient plus complexe. Les structures ajourées et transparentes se multiplient, avec une prédilection évidente pour un matériau particulier : le cristal de roche. Cette jolie pierre est-elle vraiment utilisée parce qu’elle laisse voir la relique, comme le pensent certains auteurs ? Les objets conservés suggèrent autre chose. Observez ainsi la statue de Liboire. Sur la poitrine du saint, la gemme reflète si bien la lumière qu’elle tend presque à disparaître sous son propre éclat. Voir à travers elle devient un exercice de style, dont vous apprécierez également les subtilités sur certaines pièces conservées à Saint-Maurice – par exemple, le célèbre reliquaire de la Sainte Épine offert par Louis IX. Gardez bien à l’esprit que le Moyen Âge ne connaît ni l’éclairage électrique, ni les conditions d’observation en musée ! Le cristal de roche est en outre doté d’une riche symbolique aux yeux des médiévaux. Métaphore du corps de Jésus ressuscité, il représente par glissement la chair pure et incorruptible des saints. Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’on rencontre la gemme sur plusieurs reliquaires : outre le caractère idoine de sa sémantique, son rayonnement évoque Dieu, que le néoplatonisme chrétien des XIIe-XIIIe siècles perçoit comme pure lumière. Enfin, ses effets lumineux inscrivent la relique dans une éloquente dynamique de velatio-revelatio, car le sacré, disait saint Paul, ne peut être appréhendé de manière directe (1 Cor 13,12).

Les statuettes de Liboire et Kilian nous interpellent donc aussi bien par leurs formes, caractéristiques de la délicatesse et du réalisme gothique, que pour les récits hagiographiques qu’elles véhiculent.  Leur présence à Saint-Maurice nous rappelle par ailleurs qu’au Moyen Âge, le culte des reliques, cette dévotion si particulière, unit les différents lieux de la chrétienté par un dense réseau de pratiques et de croyances.

BIBLIOGRAPHIE

BEAUGRAND Günter

Sankt Liborius – Schutzpatron im Strom der Zeit, Paderborn : Bonifatius-Verlag, 1997.

BLONDEL Louis

« Le martyrium de Saint-Maurice d’Agaune », Vallesia XII, 1957, pp. 283-292.

Cat. Münster

Goldene Pracht. Mittelalterliche Schatzkunst in Westfalen, Katalog zur Austellung im LWL- Landesmuseum für Kunst und Kulturgeschichte u. Domkammer der Kathedralkirche St.-Paulus, Hrsg. Bistum Münster u. Domkammer der Kathedralkirche St.-Paulus, München : Hirmer Verlag, 2012.

Cat. Paderborn 

Gotik. Der Paderborner Dom und die Baukultur des 13. Jahrhunderts in Europa, Katalog zur Austellung im Erzbischöflichen Diözesanmuseum Paderborn, Hrsg. Christoph Steigemann, Petersberg : Michael Imhof Verlag, 2018.

CHEVALLEY Éric, FAVROD Justin, RIPART Laurent

« Eucher et l’Anonyme : les deux versions de la Passion de saint Maurice », in : WERMELINGER Otto, BRUGGISSER Philippe, NÄF Beat, ROESSLI Jean-Michel (dir.), Mauritius und die thebäische Legion, Saint-Maurice et la légion thébaine, Actes du colloque de Fribourg, Saint-Maurice et Martigny, 17-20 septembre 2003, Fribourg, 2005 (Paradosis, Beiträge zur Geschichte der altchristlichen Literatur und Theologie, 49), pp. 423-438.

DE VRY Volker

Liborius, Brückenbauer Europas. Die mittelalterlichen Viten und Translationsberichte. Mit einem Anhang der Manuscripta Liboriana, Paderborn/München/Zürich : Schöningh, 1997.

DIENEMANN Joachim

Der Kult des heiligen Kilian im 8. Und 9. Jahrhundert. Beiträge zu geistigen und politischen Entwicklung der Karolingerzeit, Würzburg : Kommissionsverlag Ferdinand Schöningh, 1955.

EICKEL Hans

 « Eine Goldschmiedewerkstatt des 14. Jahrhunderts in Paderborn», Westfalen 45, 1967, pp. 117-123.

GABORIT-CHOPIN Danielle

Les statues reliquaires romanes. La riche tradition des Majestés, in :  Dossiers de l’art, n° 116, février 2005, pp. 64-7.

GEARY Patrick J.

Furta Sacra. Thefts of relics in the central Middle Ages, Princeton : University Press, 1978.

GOUGAUD Louis

Les saints irlandais hors d’Irlande étudiés dans le culte et dans la dévotion traditionnelle, Louvain/Oxford : Bureau de la revue/Librairie B.H. Blackwell, 1936.

HAYMO HALBERSTATENSIS

Expositionis in Apocalypsin B. Joannis, Patrologiae Cursus Completus, series Latina 117 : 1008.

HEINZELMANN Martin

Translationsberichte und andere Quellen des Reliquienkultes, Turnhout : Brepols, 1997, pp. 17-125.

HEPPE Karl Bernd

Gotische Goldschmiedekunst in Westfalen vom zweiten Drittel des 13. bis zur Mitte des 16. Jahrhunderts, Thèse de doctorat, Westfälischen Wilhelms-Universität zu Münster (Westf.), 1977.

HERRMANN-MASCARD Nicole

Les reliques des saints. Formation coutumière d’un droit, Paris : Klincksieck, 1975.

LACROIX Léon

« Quelques aspects du culte des reliques dans les traditions de la Grèce ancienne », Bulletin de la Classe des lettres et des sciences morales et politiques, tome 75, 1989. pp. 58-100.

LÜDKE Dietmar

Die Statuetten der gotischen Goldschmiede. Studien zu den «autonomen» und vollrunden Bildwerken der Goldschmiedeplastik und den Statuettenreliquiaren in Europa zwischen 1230 und 1530, München : tuduv-Studien, Reihe Kunstgeschichte 4, 2 Bde., 1983.

MARIAUX Pierre Alain, BRERO Thalia

L’abbaye de Saint-Maurice d’Agaune, 515-2015, vol. 2 : « Le Trésor », Gollion : Infolio éditions, 2015.

MEYER Erich

« Reliquie und Reliquiar im Mittelalter », in : MEYER E. (Hsg.), Eine Gabe der Freunde für Carl Georg Heise zum 28. VI. 1950, Berlin : Gebr. Mann Verlag, 1950, pp. 55-66.

NOTKER BALBULUS

Martyrologium, Patrologiae Cursus Completus, series Latina, t. CXXXI, col. 116-117.

Ó RIAIN Pádraig

A Dictionary of Irish Saints, Dublin : Four Courts Press, 2012.

OVERBEY Karen

Sacral Geographies. Saints, Shrines and Territoriy in Medieval Ireland, Turnhout : Brepols, 2012.

RABANUS MAURUS

Martyrologium, Patrologiae Cursus Completus, series Latina; J. P. Migne, éd. Paris, t. CX, col. 1155.

RECHT Roland

Le croire et le voir. L’art des cathédrales (XIIIe-XVe siècle), Paris : Gallimard, 1999.

STAKEMEIER Eduard

Liborius und die Bekennenbischöfe von Le Mans : Hagiographie und Kult in Konfessionskundlicher Darstellung, Paderborn : Bonifatius, 1959.

STIEGEMANN Cornelius

« Warum der heilige Kilian ein Patron des Paderborner Doms ist », site web de l’archevêché de Paderborn, disponible à l’adresse URL : www.erzbistum-paderborn.de, consulté le 16.08.24. 

VERRES Rudolf

« Zwei figürliche Goldschmiedearbeiten aus gotischer Zeit», Westfalen 16, 1931, pp. 80-82.